Isabelle Durant : la 15ème Conférence de la Cnuced est le moment pour faire bouger les lignes à l’ONU

 Isabelle Durant : la 15ème Conférence de la Cnuced est le moment pour faire bouger les lignes à l’ONU
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CNUCED

 

La 15ème session de la Conférence quadriennale de la Cnuced, qui se tiendra virtuellement du 3 au 7 octobre, sera la première occasion post-Covid donnée aux dirigeants de près de 200 pays pour proposer des solutions globales pour le commerce et le développement. « Je ne crois pas que le monde post-Covid va s’installer comme par miracle. Donc ce qui va être prégnant lors de la conférence ce sont les urgences de changements, d’orientations qu’il faut prendre sur un certain nombre de sujets. Parce que, hélas, la Covid a mis en évidence de façon spectaculaire les inégalités et les vulnérabilités », a indiqué vendredi, lors d’une conférence de presse virtuelle, Isabelle Durant, secrétaire générale par intérim de la Cnuced. Elle a présenté l’agenda de la conférence (cf. Programme | UNCTAD15) et a répondu aux questions des journalistes, dont CommodAfrica.

 

CommodAfrica : Les thématiques qui seront abordées lors de la 15ème Conférence de la Cnuced sont des thématiques qu’on retrouve souvent dans d’autres conférences organisées par d’autres d’institutions dont celles de la grande famille onusinene. Quelle est l’originalité de votre approche ? Que souhaitez-vous apporter de plus comme réflexions et comme solutions par rapport aux autres ?

 

Isabelle Durant : Les différents thématiques qui seront abordées ne sont pas une chasse gardée de la Cnuced, fort heureusement d’ailleurs. Pas mal d’autres organisations des Nations Unies comme d‘ailleurs l’OCDE, le FMI, la Banque mondiale, etc. travaillent aussi sur ces sujets.

 

Alors, quelle est la particularité de la Cnuced par rapport à d’autres ? D’abord, vous dire que nous travaillons beaucoup avec d’autres. Il y a peu de sujets sur lesquels la Cnuced travaille toute seule, dans son coin, en faisant sa propre petite analyse sans aucun lien avec les données ou les éléments que d’autres organisations produisent sur le même sujet. Ceci d’autant plus que -et c’est, sans doute, là aussi une des particularités de la Cnuced- nous sommes quelque part un peu un centre d’études pour les pays en développement. C’est-à-dire qu’on part toujours du pays en développement, de ses besoins ou attentes, de sa vision particulière pour l’étendre aux autres partenaires, y compris les partenaires donateurs, sauf sur un certain nombre de projets. La Cnuced est, si je puis dire, un peu le bébé des pays en développement. D’ailleurs, ce sont eux qui l’ont créée il y a près de 60 ans. A ce titre, sa voix est un peu particulière car elle part de là.

 

Deuxièmement, si je prends le domaine du digital, beaucoup de choses sont produites sur le digital en Afrique et dans les pays en développement tellement le sujet est important. Nous, nous faisons deux choses. Premièrement, nous livrons une vision globale sur l’ensemble de l’économie numérique et comment des pays en développement peuvent essayer d’y entrer. Ça c’est de l’analyse globale, à savoir définir et expliquer le business modèle de l’économie numérique pour soutenir les acteurs. Et on le fait au travers d’un réseau qu’on a appelé E-Trade for all où on travaille avec toutes les autres agences des Nations Unies, avec des membres du secteur académique et du secteur privé pour fournir aux pays en développement un matériel le plus mis à jour régulièrement sur toutes les nouveautés. Car s’il y a bien un secteur qui évolue vite, c’est celui-là.

 

En même temps, il faut des choses super concrètes. Par exemple, au Bénin, Burkina, et dans 32 pays on a fait en 6 mois un e-business assesment. Il s’agit d’un état de préparation à l’e-commerce et à la digitalisation dans un pays. Ceci a été fait sur 6 critères et on travaille avec les acteurs du gouvernement mais aussi les chambres de commerce et autres pour savoir s’il existe une loi sur la protection de la vie privée, une loi sur la cybercriminalité, sur la logistique, la livraison, sur la sécurisation des paiements, on travaille avec l’Union Postale sur toute ces questions, etc. Donc on travaille très concrètement et, à l’autre bout, on a une analyse plus globale qui permet au pays en développement, à son gouvernement et à d’autres acteurs, d’avoir une vision juste de la situation de ce qui est en train de se passer en matière de digitalisation par rapport aux pays en développement.

 

C’est la même chose pour le climat. Bien sûr que le programme environnemental des Nations unies a un tas de choses et les organisations comme Climate Action sont multiples et font un énorme travail que je salue et avec lesquels nous travaillons. Mais notre vision est sous l’angle du volet commerce et du développement. D’ailleurs, l’UE est en train de travailler sur un Green Deal et une taxe CO2 avec un mécanisme d’ajustement aux front ères sur la question du CO2. Nous, à la Cnuced, nous avons fait une modélisation pour savoir ce que cela donne spécifiquement pour les pays en développement pour qui c’est compliqué, car on est une organisation à forte vocation économique.

 

Donc on prend chaque fois un angle particulier et c’est en cela que nous sommes « différents » tout en étant complémentaires du travail des autres. D’ailleurs à la Cnuced 15, nous avons bien sur invité le Secrétaire général des Nations Unies Antonio Guterres mais aussi Amina Mohammed qui est Vice-Secrétaire générale de l’ONU et présidente du Groupe des Nations Unies pour le développement durable, ainsi que la directrice générale de l’Organisation mondiale du commerce Ngozi Okonjo-Iweala qui sera là.

 

Nous travaillons beaucoup avec elle car la Cnuced fait le service avant l’OMC et le service après l’OMC. Avant l’OMC c’est préparer les pays en développement à aller négocier car de nombreux pays africains ont ici à Genève des missions et des ambassades avec seulement, souvent, 5 ou 6 personnes qui doivent couvrir toutes les matières, y compris tout l’OMC. Franchement, lorsqu’ils vont discuter avec des représentants des pays développés qui viennent avec des bureaux d’avocats, c’est très inégal. Donc nous, dans la mesure du possible, on les informe avant et on les équipe pour aller négocier. Puis, nous faisons la mise en œuvre d’un accord lorsqu’il a eu lieu, après.

 

Donc nous sommes à l’interface de plusieurs autres organisations et, par conséquent, notre travail ne se voit pas toujours mais nous ne sommes pas une ile dans le lac Léman. Nous travaillons beaucoup avec d’autres acteurs.

 

CommodAfrica : Cela fait une soixante d’années que le mécanisme institutionnel onusien existe. Or, au bout de 60 ans, on retrouve à peu près les mêmes polémique -hormis la Covid- que ce soit les inégalités, la pauvreté, les problèmes de financement, etc. Après 60 ans, n’est-il pas de la responsabilité de la Cnuced, étant donné sa spécificité, de dire aux autres agences de l’ONU qu’il est temps de restructurer. Votre 15ème conférence n’est-elle pas l’occasion pour inspecter et revoir tout le système ?

 

Isabelle Durant : Excellente question ! Au bout de 60 ans, on peut se dire : le résultat, c’est quoi ? La Cnuced n’est pas un gouvernement donc nous ne sommes pas les décideurs. Nous n’avons pas le droit d’agir de façon déterminante. Si les Etats membres des Nations Unies ne veulent pas ou ne peuvent pas bouger leur ligne, ce n’est pas à l’Organisation de le faire. Car nous sommes vraiment menées par nos Etats membres, notre mandat est celui que nous recevons de nos Etats membres.

 

Je ne le dis pas pour blâmer les Etats membres, loin de là, car ils ont eux-mêmes leurs propres logiques, mais il y a aussi un certain conservatisme dans nos Etats membres de garder des catégories, des choses qu’on a toujours faites. Donc il y a une certaine inertie qui empêche de se dire soudainement : on va changer tout le système.

 

Mais la Cnuced n’est pas seule à interroger les mécanismes du multilatéralisme en général. Je peux vous dire qu’il y a une énorme interrogation au sein des Nations Unies elles-mêmes, y compris à New York dans le bureau du Secrétaire-général, sur l’inadéquation du multilatéralisme tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Alors, l’inadéquation, cela ne veut pas dire qu’il faut le tuer, au contraire, car il y a un grand danger à vouloir faire table rase. Et la Covid a été un accélérateur de quelque chose qui préexistait aussi -et on l’a vu avec le désinvestissement des Etats-Unis mais on en revient un peu. Donc il y a une très grande interrogation sur comment faire mieux, comment faire autrement, comment être beaucoup plus proche des résultats concrets, comment sortir du fait que seuls les Etats sont représentés alors que dans les pays développés et en développement un tas de choses émergent dans la société que les gouvernements ne peuvent pas représenter. Et c’est une ancienne ministre qui vous le dis… Je ne dis pas que le pouvoir exécutif n’est pas capable mais il y a tout simplement une autre logique autour du gouvernement, il y a du pouvoir économique privé, la digitalisation et d’autres mouvements émergents dans la société civile. Or, ils ne font pas partie de la dynamique des Nations Unies ou alors ils ne sont consultés que dans des forums spécifiques. Donc tout ceci est une interrogation profonde qui va au-delà de la Cnuced.

 

Ceci donnera-t-il lieu à de très gros changements à très court terme ? Non ! Par contre, ce qui est aujourd’hui plus clair que jamais -vous me direz que c’est évident et que cela aurait dû être le cas avant- est la nécessaire collaboration entre les différentes agences et la volonté de lutter contre la multiplication d’initiatives assez jumelles parfois, du moins très proches. On ne partage pas vraiment les données, il y a de la compétition car il y a  des budgets et les donateurs ne sont pas infinis ; chacun essaie d’aller chercher des moyens.

 

Donc les Nations Unies sont une organisation très compliquée et la Cnuced a toujours été un peu la voix rebelle, ce qui est bien. Mais, en même temps, tout en gardant cette parole des pays en développement, elle doit être celle qui jette en permanence des ponts avec tous les autres. Et ne pas faire que du positionnement. Certes, il en faut, mais au-delà de ça, elle doit jeter des ponts avec des autres partenaires qui eux sont de nature à faire bouger les lignes. Car la Cnuced fournit du matériel mais n’a pas le pouvoir.

Après la Conférence et quelque soit le mandat qui est déjà en train d’être négocié entre nos Etats membres dans lequel il y aura des choses nouvelles mais aussi des choses anciennes ou la continuation de choses qu’on faisait, il y aura aussi une déclaration politique à la Conférence qui est entre les mains pour l’instant de l’Etat hôte et c’est le Premier ministre de Barbade, Mme Mia Mottley, qui est à la plume. Je crois que ce sera une déclaration politique assez forte, on verra.

 

Enfin, la Cnuced a une nouvelle secrétaire générale qui arrive le 13 septembre. De par tous les échanges que j’ai pu avoir avec elle, je pense que, comme moi, elle est dans l’idée qu’il y a probablement de nouveaux chapitres à ouvrir après la conférence et dans le pré-post Covid. Nous sommes à un moment pour la Cnuced d’orientation ou de positionnement dans le système des Nations Unies, pour le faire bouger, pour aider à le faire bouger. On a besoin de souffle nouveau. Alors ce n’est pas simple car l’organisation des Nations Unies est une grosse machine, un gros paquebot et un paquebot ne tourne pas vite. Mais il s’agit de le tirer dans le bon sens.

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