20 juin 2012 - 10:30 |

Le Centre suisse de recherches scientifiques (CSRS) d’Abidjan a tenu bon

Du manioc dans le cube Maggi

Reportage publié dans Le Temps : http://www.letemps.ch

Ce n’est pas évident de se concentrer pour travailler lorsque les balles sifflent au-dessus de votre tête ”, commente sobrement Gilbert Fokou, ethnologue au Centre suisse de recherches scientifiques en Côte d’Ivoire (CSRS). Avec sa végétation luxuriante et sa population de gros lézards aux couleurs surprenantes, l’institution est un havre de tranquillité – du moins lorsque les employés de l’entreprise chinoise qui draguent le fond de la lagune attenante ont fini leur journée. Pourtant, il y a un an, c’est dans ce quartier d’Abidjan où résidaient beaucoup de partisans de l’ancien président Laurent Gbagbo que se sont déroulés les derniers soubresauts de la crise post-électorale.

Le CSRS a réchappé de peu à un raid de miliciens en quête d’argent, de carburant, de nourriture et de véhicules (lire ci-contre). Combats, fermeture des banques, des routes et des frontières: l’institution, qui fêtait à la fin de 2011 son soixantième anniversaire, a tenu bon. Les deux Universités d’Abidjan sont, elles, toujours fermées. ” C’est facile de s’arrêter, mais beaucoup plus difficile de recommencer ”, souligne Bassirou Bonfoh, le directeur général. A travers une décennie de conflits intermittents en Côte d’Ivoire, le centre a poursuivi ses recherches centrées sur la santé, l’environnement, la sécurité alimentaire et la biodiversité. Malgré la crise, ou plutôt, avec la crise. Qu’il s’agisse d’agronomie ou de paludisme, elle fait partie des paramètres à prendre en compte.

Le CSRS a été créé en 1951 sous l’impulsion de quelques professeurs de l’Université de Neuchâtel et de l’Institut tropical de Bâle, curieux d’étudier la faune, la flore et les maladies africaines. A l’époque, il fallait douze jours de bateau depuis Marseille pour se rendre à Abidjan. ” Au départ, il s’agissait surtout d’expéditions très descriptives ”, raconte Marcel Tanner, directeur actuel de l’Institut tropical, qui est chargé de piloter le centre pour le compte de la Confédération. Il n’y avait pas de chercheurs africains, le centre servait de plateforme pour des chercheurs venus d’ailleurs et les employés locaux s’occupaient exclusivement de la maintenance.

Au fil du temps, la situation a évolué vers un partenariat. ” C’était devenu difficilement défendable de se borner à venir et repartir à la maison avec ses échantillons de sang et de selles pour produire de bonnes publications scientifiques ”, poursuit le spécialiste du paludisme.

En 2004, un premier Africain est nommé directeur. Depuis 2007, le centre est sous la tutelle conjointe des gouvernements suisse et ivoirien, qui cofinancent le noyau de l’institution. La Confédération met 450000 francs par année, la Côte d’Ivoire 80000 ainsi que 270000 en nature, à travers la présence d’enseignants, par exemple. De site de terrain, le CSRS est devenu un centre de recherche à part entière, dont certains travaux sont publiés dans des revues scientifiques de renommée internationale. ” Bien sûr, nous n’avons pas encore le niveau de Harvard, mais je suis fier du point où nous sommes arrivés ”, commente Marcel Tanner.

Cette approche participative a probablement permis au centre de durer. Juste à côté, les vestiges de l’Office français de la recherche scientifique et technique outre-mer rappellent que cela ne va pas de soi. Bien sûr, l’absence de passé colonial de la Suisse et sa neutralité ont aidé le centre à traverser les turbulences. Il a aussi fallu éviter à tout prix d’être pris à partie. D’autant que le CSRS s’est parfois retrouvé avec un pied dans chaque camp, avec des projets dans des zones sous contrôle des factions rebelles, comme à Korhogo, tout au nord du pays, où les chercheurs étudient les effets du changement climatique, notamment sur les ­forêts sacrées.

Les responsables estiment en outre que les projets concrets sur le terrain ont joué un rôle important dans la longévité du centre. A l’ombre du grand arbre, le chef du village de Bringakro, où se trouve une des stations de recherche, acquiesce. A côté de lui, trois notables d’un âge avancé. L’un d’eux tente sans succès depuis vingt minutes d’enfiler un tee-shirt à l’effigie d’une héroïne de manga japonais à une petite fille qui ne bronche pas. Le chef a d’abord offert de l’eau, s’est soucié (pour la forme) de savoir si les membres de la délégation voulaient déposer les bagages qu’ils n’avaient pas et demandé des nouvelles. ” Nous n’avons reçu aucune fausseté mais de la grâce», commente-t-il. Des champs aux alentours de Bringakro ont servi à l’adaptation d’une nouvelle variété de manioc. Plus résistante aux maladies, elle a un rendement en matière sèche plus élevé et ses dérivés pour la cuisine traditionnelle sont tout aussi bons que les autres, explique Dao Daouda, directeur du Département valorisation, ressources et applications du CSRS. On peut même, paraît-il, en faire des rösti, bien que la consistance laisse encore à désirer. Ce projet a été mené en partenariat avec Nestlé. Le géant agroalimentaire utilise d’ailleurs l’amidon de cette variété de manioc dans son cube Maggi, qui «fait de chaque femme une étoile ”, comme le proclame une gigantesque matrone, sur fond jaune, placardée sur les murs de la capitale, Yamoussoukro. Ces travaux ont été accompagnés d’actions sociales dans le village, comme la mise en place d’un château d’eau et d’un centre de santé.

L’année dernière, la crise post-électorale a mis en péril un programme d’appui aux cultures maraîchères que les autorités ivoiriennes ont confié au CSRS. Elle a éclaté juste au moment où l’engrais et les pesticides devaient être appliqués. Malgré l’insécurité régnant sur les routes, un chauffeur a accepté d’apporter les stocks aux paysans depuis Abidjan. ” La plupart des gens ont perdu leur récolte, explique Bassirou Bonfoh. Il n’y avait plus beaucoup de nourriture, la demande était très forte. Du coup, ceux qui ont eu la chance de pouvoir traiter leurs champs ont pu vendre leurs produits à un très bon prix.

Au parc national de Taï, dans l’ouest du pays, près de la frontière avec le Liberia, le départ des rangers durant cette période troublée a laissé les animaux à la merci des braconniers et les chercheurs du CSRS sans protection. C’est dans cette forêt que ceux-ci ont décelé une forme de proto-syntaxe chez le Mone de Campbell mâle. Non seulement ce singe utilise des suffixes, mais il combine aussi plusieurs cris pour véhiculer des messages tout à fait différents de la signification des unités de départ. Aujourd’hui, Karim Ouattara, du Département biodiversité et sécurité alimentaire du CSRS, tente de vérifier si l’on retrouve ces cris chez des animaux en captivité au zoo d’Abidjan. Malheureusement, faute de soins et de nourriture, beaucoup sont morts pendant la crise et il ne lui reste plus que deux femelles, dont une est probablement hybridée avec une autre espèce.

Les chercheurs du parc de Taï suivent aussi de près des groupes de chimpanzés. Ils étudient notamment leur écologie alimentaire. ” Ils sont porteurs d’un virus similaire au VIH, mais plus susceptibles de développer la maladie en captivité que dans leur biotope naturel ”, explique Angora Remi Constant Ahouha. Le chercheur essaie de voir si cela a un lien avec les plantes que les singes consomment. Il est justement en train d’en décortiquer une sur un exemplaire de… la Weltwoche datant de 1994. Après avoir extrait la moelle, il la séchera et la pilera pour analyser sa composition. Grâce à cette méthode, les scientifiques du CSRS ont déjà identifié plusieurs plantes riches en antioxydants, des molécules dont certains pensent qu’elles pourraient aider les personnes dont le système immunitaire est faible. Des analyses ultérieures sont en cours, notamment pour évaluer la toxicité de ces plantes, afin de voir si elles ne pourraient pas être utilisées comme compléments alimentaires.

Autre piste intéressante trouvée parmi les «plantes médicinales» des chimpanzés: une herbe particulièrement rugueuse que les animaux avalent sans la mâcher et qui les aide à se débarrasser des parasites, en nettoyant leur intestin. Le CSRS a aussi mené des enquêtes auprès des guérisseurs pour identifier les plantes utilisées traditionnellement, contre la malaria notamment. ” Ensuite, nous faisons des tests biochimiques pour voir si elles soignent vraiment, explique Koné Mamidou, responsable du laboratoire d’analyses. En bloquant le métabolisme des parasites, par exemple. ” L’efficacité de certaines plantes a ainsi été étayée scientifiquement.

Un des plus gros chantiers du centre, en collaboration avec plusieurs partenaires, dont les services de santé locaux, est le suivi démographique et sanitaire de près de 40000 personnes dans la région du lac de barrage de Taabo, entre Abidjan et Yamoussoukro. Depuis 2008, des rondes sont effectuées tous les trois mois, assorties d’enquêtes épidémiologiques et de parasitologie. Lorsqu’un décès est signalé, les équipes de la station de Taabo procèdent à des «autopsies verbales», afin de tenter d’établir un diagnostic sur la base du récit des personnes qui ont accompagné le défunt pendant ses derniers jours. Les autorités ivoiriennes s’intéressent au projet: ” Pour pouvoir faire de la planification sanitaire, il faut comprendre le tissu social dans lequel la maladie se présente ”, relève Marcel Tanner.

Les responsables du CSRS estiment que le fait d’être parvenu à traverser la crise donne au centre une importante légitimité supplémentaire aux yeux de ses partenaires. ” Si nous avions fermé, ça aurait été comme abandonner nos employés et nos chercheurs, fait valoir Bassirou Bonfoh. Dans les stations aussi, la population aurait vu notre départ d’un mauvais œil. Notre présence continue à renforcer la position du Centre suisse: les gens savent que nous sommes là en temps de guerre comme de paix.

D’un point de vue économique, le directeur estime que le coût d’un départ équivaut à celui d’une reconstruction complète. Marcel Tanner est encore plus définitif: ” Si l’on s’arrête, on tombe. Les gens partent. Réanimer le processus est extrêmement cher. Je pourrais lister des dizaines de projets que nous n’avons pas pu mener à bien à cause de la crise, mais aussi des dizaines d’autres que nous avons tout de même terminés. Même si le travail est juste bon ou médiocre à cause des conditions, c’est de l’argent bien investi. Parce que si nous n’avions rien fait, aujourd’hui nous visiterions des laboratoires vides, où il ne resterait que quelques gardiens et un cuisinier.

Pour Bassirou Bonfoh, les troubles qu’a connus la Côte d’Ivoire font en outre partie des paramètres que les chercheurs ne peuvent ignorer. ” Si l’on étudie l’igname, on prend le changement climatique comme un contexte, on prend les institutions comme un contexte et on prend aussi la guerre comme un contexte, souligne-t-il. C’est seulement comme cela que l’on peut analyser la sécurité ou l’insécurité alimentaires.

Si l’on étudie le paludisme, on est obligé de prendre en compte le contexte qui rend l’accès aux services difficile. On ne peut pas faire de la recherche seulement dans les endroits où il n’y a pas de problèmes: ça n’a pas de sens. Il s’avère que notre contexte ici, ces dix dernières années, c’est la guerre, pendant laquelle les gens ont des besoins. Nous devons comprendre les événements et nous adapter à ce contexte pour pouvoir mieux y répondre.

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