Pourquoi la Côte d’Ivoire ou le Ghana n’est pas actionnaire de Nestlé, Barry Callebaut, etc ?

 Pourquoi la Côte d’Ivoire ou le Ghana n’est pas actionnaire de Nestlé, Barry Callebaut, etc ?
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Pour Karim El Aynaoui, managing directeur de l'OCP Policy Center, pour que l'Afrique ait une plus grande puissance sur les marchés de matières premières, il faut revisiter les marchés régionaux et surtout passer à la vitesse supérieure en terme de financements des infrastructures sur le continent. Ceci signifie amplifier les montants -le fameux Plan Marshall pour l'Afrique- mais aussi recourir davantage à l'innovation financière. Des techniques financières qui permettraient aussi aux pays comme la Côte d'Ivoire ou le Ghana de prendre des participations, en aval, dans les multinationales de l'agro-alimentaire afin de capter davantage de cette valeur ajoutée.

Interview exclusive de Karim El Aynaoui par CommodAfrica, à l'occasion de la parution mardi du Rapport Arcadia, Annual Report on Commodity Analytics and Dynamics in Africa, co-dirigé par Philippe Chalmin et Yves Jégourel et réalisé conjointement par CyclOpe et l'OCP Policy Center.

L'Afrique influence peu de marchés mondiaux de matières premières alors qu'elle est un acteur majeur parmi les fournisseurs de matières premières. Comment faire pour créer une force africaine qui pèserait sur les marchés ?

La dialectique marchés mondiaux-marchés domestiques est centrale dans votre question. C'est-à-dire que lorsque vous avez un marché domestique bien développé, vous avez la possibilité d'arbitrer entre la vente locale -lorsqu'on dit local dans ce contexte, c'est aussi la région, plusieurs pays- et le marché mondial. Quand vous êtes dépendant d'un marché mondial et, a fortiori, si vous êtes sur des produits bruts et c'est un marché sur lequel il y a des producteurs intégrés dans certains pays mais aussi des producteurs non intégrés, la marge vous échappe.  Car, en fait, vous êtes obligés de vendre car vous avez des contraintes budgétaires qui s'imposent à vous, et le marché peut se retourner et vous vous retrouvez dans une position de faiblesse.

Comment développez cela et changer ? D'abord, par la création de marchés régionaux. On a  cinq grands marchés régionaux en Afrique mais on ne peut pas dire qu'ils sont cohérents au niveau économique. Donc on peut imaginer d'autres regroupements pour développer ces marchés.  Mais cela implique des infrastructures de transport entre les pays. Il est peut-être parfois plus facile d'exporter via un port sur un autre continent que de transporter des marchandises à travers le territoire par voie terrestre.

J'insiste beaucoup sur la question du financement des infrastructures, du stockage ou de la capacité de transformation en produits semi finis ou finis par exemple qui permettent de ne pas être obligé de vendre pendant des phases de baisse importantes des prix de la matière brute ou lors d'évolution défavorable dans la configuration du marché.

Donc la question est celle du financement de ses infrastructures. Là, très clairement on revient aux partenaires de l'Afrique, à l'Europe, aux institutions internationales financières qui, de mon point de vue, doivent changer leur manière d'attribuer des financements qui restent, en grande partie, des allocations par pays, qui restent finalement timides dans les montants, qui ne font pas complètement levier sur le capital privé global, les fonds souverains, les fonds de pension dans les pays avancés. Ils pourraient trouver des projets très intéressants avec des taux de rendement élevés dans ces pays là.

Donc, il n'y a pas de réponse unique. Il y a une stratégie, une masse critique de réformes qui doit se mettre en place pour solutionner ce problème là. Et n'oubliez pas que l'Afrique, qui est un continent très faiblement densément peuplé, va ajouter -selon les estimations les plus élevées- deux fois la taille de l'Union européenne (UE) sur les 30 prochaines années ou -ce qui est peut-être plus probable car la démographie nous surprend souvent- une fois et demie l'UE. Imaginez-vous les scenarios d'augmentation de la demande que cela va provoquer et vous avez la réponse à votre question. Maintenant, il faut préparer cet avenir et aider les pays à lever la contrainte du court terme qui risque de s'imposer à eux. C'est là que les pays partenaires peuvent jouer un rôle fondamental.

Les marchés mondiaux à terme se situent tous hors Afrique. Que faire ?

Posons la question directement : pourquoi le cacao est-il coté à Londres ? Vous mettez le doigt sur une question très importante. Mais pour avoir des références de prix qui soient des références de prix africains, sur la base de qualités africaines, etc. il faut l'ensemble de la filière. Il faut un secteur financier développé, il faut des entreprises de trading africaines, il faut -bien sur- une masse de production. Mais je pense que cela viendra et cela viendra plus vite qu'on ne le pense. Tout cela est une survivance historique, l'exportation de modèles extractifs, l'histoire de la colonisation africaine lorsqu'on prenait les matières premières brutes pour aller les transformer en Europe et ailleurs. C'était un modèle tout à fait cohérent qui a survécu et ce sont des choses qui mettent du temps à se transformer mais cela viendra.

Mais cela est déjà le cas du thé qui était coté à Londres et qui maintenant est, entre autres, à Mombassa, du tabac au Zimbabwe, alors pourquoi pas d'autres produits en Afrique de l'Ouest ?

Vous verrez, cela va se multiplier. Je pense qu'il n'est pas impensable que dans quelques années le cacao soit coté à Abidjan ou à Accra ou une combinaison des deux. Et n'oubliez pas que vous avez toute cette diaspora africaine qui est très présente dans le secteur financier, sur les principales places financières du monde et qui est en train de rentrer en Afrique avec des projets de cette nature.

Comment expliquez-vous que la Côte d'Ivoire, le Ghana, ne soient pas, à un moment de son histoire, devenus actionnaires de Nestlé, Barry Callebaut, etc…?

Je pense que vous devriez souffler cette idée aux décideurs des pays. Il y a beaucoup de différentes manières de le faire. Cela peut se faire sur un swap, des actions contre un produit en nature, ou sur la base de la mise à disposition avec un contrat d'achat à long terme qui pourrait être partiellement coté en monétaire mais aussi converti en equity.

Ce sont des questions très importantes qui font appel à l'innovation financière. C'est une question de capacités et cela rejoint l'idée de la titrisation. Par exemple, imaginons 30 ans de production de cacao avec un prix moyen historique des 30 dernières années pour ne pas trop se tromper. Si je vous garantie que je vous réserve une portion d'hectares ou de production, vous pouvez me payer une partie en nature -vous me garantissez ainsi l'achat- et une partie, par exemple, sous forme d'actions au niveau des différentes entreprises que vous venez de citer, Nestlé, Barry Callebaut, etc. Evidemment, le prix sera ajusté de la valeur des actions aujourd'hui.

On peut imaginer tous types de mécanisme du point de vue de la valorisation des matières premières. Mais chaque fois, vous faites face au problème de ramener aujourd'hui des flux futurs de revenus. C'est vrai de l'agriculture, mais aussi des mines, du pétrole, etc.

Pourquoi est-ce important de ramener aujourd'hui ces flux financiers ? Car le développement de ces ressources mais aussi le développement plus général de ces pays et du continent sont bloqués par un manque d'infrastructures qu'il faudrait réaliser aujourd'hui.

Alors, qui va résoudre ce problème de temps ? C'est, de mon point de vue, le mandat fondamental à réinventer des institutions internationales. C'est le rôle que les Etats-Unis ont joué en Europe aux lendemains de la seconde guerre mondiale, en donnant des crédits très importants. C'est le rôle historique de la Banque mondiale : elle a été créé pour cela, au départ, pour la reconstruction européenne. C'est ce qu'il nous faut aujourd'hui en Afrique. La finance a fait tellement de progrès , le capital privé est tellement disponible que le rôle de ces grandes institutions financières et des partenaires de l'Afrique, les pays du G7 notamment, est plutôt de mettre en place le cadre, de l'aider à organiser, en partenariat avec les pays africains, en partenariat, tous ces acteurs afin qu'ils aillent et qu'ils agissent dans ce même sens pour répondre à cette question fondamentale.

L'exemple de prises de participations dans une entreprise -qui est un deal plutôt privé, plus réduit- se rattache à la grande question d'accélérer le développement en mettant en place aujourd'hui les infrastructures tout en les garantissant sur les flux futurs de matières premières.

On assiste chaque année à des road show internationaux pour lever des fonds pour des campagnes agricoles.  Comment se fait-il qu'on soit encore obligé d'aller vers les banques internationales pour lever ces fonds ?

Historiquement, les pays recevaient des lignes de financement des bilatéraux, de la Banque mondiale, de la BAD. Ces institutions ne font plus ce type de pré-financement de campagne et aujourd'hui le secteur privé y répond de façon plus efficiente, en définitive.

Mais la question est pertinente. A mon sens, ce sont les secteurs bancaires domestiques de ces pays qui devraient jouer un rôle central et proposer des innovations qui permettraient de répondre à ces besoins de financement. Dans les pays d'Afrique de l'Ouest, l'ensemble de ces banques peuvent être parfois frileuses ; il y a des problèmes de concurrence ou de répression financière. C'est-à-dire qu'on préfère financer les trésors publics plutôt que prendre des risques sur le secteur privé. Ceci renvoie, encore une fois, à des solutions plus globalisantes. Un secteur peut être pénalisé par l'inefficience d'un autre secteur, etc. Mais aujourd'hui, c'est plutôt une bonne nouvelle que ces pays aient accès aux financements privés globaux.

Toutes ces questions renvoient à une question principale : comment utiliser l'ensemble des avancées, notamment l'innovation financière dans le commerce international, dans l'organisation des filières, pour répondre à un besoin en Afrique. Il y a encore du chemin à faire. Cela renvoie aussi à toutes les innovation dans le secteur agricole qui ne sont pas captées, absorbées, diffusées suffisamment largement en Afrique. ll y a, sans doute, un rôle pour les Etats, les partenaires publics, les partenaires du développement, pour faire en sorte  qu'on avance.

Doit-on passer par l'existence de banques agricoles? Ou est-ce d'une autre époque ?

Elles peuvent avoir un rôle. Je n'ai pas de réponse idéologique à ces choses. Je pense qu'il faut utiliser tous les instruments et, dans certains  cas, ce peut être la bonne réponse. Il ne faut pas de dogme. Il ne faut pas jeter les bonnes idées parce que l'expérience a été mauvaise. Il faut comprendre pourquoi l'expérience a été mauvaise et parfois elle l'a été pour des problèmes de management, qui n'ont absolument rien à voir avec le bienfondé de l'idée originale.

C'est vrai des entreprises publiques, c'est vrai aussi du débat qui oppose petite agriculture, agriculture familiale et grandes exploitations.

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