Parole d’expert – Jacques Berthelot

Économiste -Chercheur

« Une grave menace pour l'agriculture de l'Afrique de l'Ouest : l'Accord de Partenariat Économique avec l'UE »

Les opinions exprimées dans ce texte n'engagent que la responsabilité de l'auteur

L'Accord de Partenariat Economique (APE) Afrique de l'Ouest (AO)-UE constitue le volet économique de l'Accord de Cotonou qui a remplacé en 2000 les Conventions de Lomé ayant régi les relations commerciales entre l'UE et ses anciennes colonies des pays ACP depuis 1975. L'agriculture a été à la base de ce changement et reste le talon d'Achille de l'APE.

L'argument juridique pour instaurer les accords de libre-échange que sont les APE était que les préférences commerciales de Lomé n'étaient plus compatibles avec l'OMC. Car l'UE y a été condamnée pour violation du principe de non-discrimination suite aux plaintes des 9 pays d'Amérique latine exportateurs de bananes de devoir payer des droits de douane à l'UE alors que les pays ACP en étaient exemptés. Pourtant, si la discrimination est interdite sur une base géographique, elle est possible selon le niveau de développement. Or le PIB par tête des 9 pays d'Amérique latine était en 1995 2,3 fois supérieur à celui des 3 pays d'Afrique exportateurs de bananes (Cameroun, Côte d'Ivoire, Ghana) et est devenu 4,7 fois supérieur en 2014. L'UE pourrait donc demander une dérogation à l'OMC pour maintenir ses préférences commerciales, d'autant que la "guerre de la banane" a été doublement enterrée : par un accord à l'OMC de décembre 2009 où les pays d'Amérique latine ont accepté que l'UE maintienne ses importations à droits nuls des pays ACP en contrepartie d'une baisse des droits sur leurs bananes, puis par une baisse supplémentaire dans les Accords de libre-échange (ALE) conclus en 2012.    

Mais l'UE ne souhaite pas renouveler les accords non réciproques avec les pays ACP car elle poursuit une stratégie d'accès accru aux marchés des PED à travers la multiplication d'ALE à défaut d'avancées dans les négociations de l'OMC.

Les négociations de l'APE AO ont commencé en 2003 mais les Etats d'AO ont émis très vite des réserves, avec les mobilisations des sociétés civiles. Sous la pression des lobbies de l'UE impliqués dans les exportations de bananes, ananas, cacao et conserves de thon de Côte d'Ivoire et du Ghana, ces deux pays ont signé des APE intérimaires fin 2007 et début 2008 pour continuer à exporter sans payer les droits du SPG (Système de Préférences Généralisées, aux droit inférieurs de 30% à ceux du régime NPF). Les Chefs d'Etat d'AO ont fini par parapher (mais pas signer) l'APE régional le 10 juillet 2014 et le Conseil des ministres des Affaires étrangères de l'UE a autorisé sa signature le 12 décembre 2014. Mais début juin 2016 la Gambie et le Nigéria n'ont pas encore signé et son Président a déclaré au Parlement européen le 3 février qu'en l'état le Nigéria ne pouvait signer l'APE qui menacerait son industrialisation.

La DG commerce de la Commission européenne a financé de nombreuses études d'impact mais n'a pas publié les 3 dernières réalisées d'avril 2008 à janvier 2016, qui ont été "fuitées" récemment[1], car leurs conclusions ne répondaient pas à ses attentes. Elle a finalement publié sa propre étude en mars 2016 mais qui est remplie de contre-vérités[2].

L'UE prétend que l'APE a exclu de la libéralisation tous les produits agricoles alors que, sur la base des exportations de l'UE en AO en 2015, 56% de celles-ci – 2,1 milliards d'euros sur 3,8 milliards – seront libéralisées en année T+20 (2035 si l'APE avait été mis en Å“uvre en 2015). Certains produits seront libéralisés à 100% : animaux vivants, café, céréales, oléagineux, aliments du bétail. D'autres le seront à plus de 80% : préparations alimentaires diverses, produits de la minoterie, préparations à base de céréales, préparations de légumes. Les produits laitiers le seront à 64,3%[3].

Dans l'APE l'UE s'engage à supprimer ses subventions à l'exportation mais elle joue sur les mots, comme à l'OMC et dans ses autres ALE, puisque ses subventions agricoles internes bénéficient aussi aux produits exportés qui le sont donc à des prix de dumping. Ces subventions ont été de 238 millions d'euros en 2015 sur les céréales exportées en AO, de 72 millions d'euros sur les produits laitiers et de 162 millions d'euros sur les viandes (en 2014), les subventions à ces produits animaux étant principalement imputables aux aliments du bétail consommés[4].

Les droits de douane du SPG que les exportateurs de Côte d'Ivoire, du Ghana et du Nigéria devraient payer (le Nigéria les paie déjà faute d'APE intérimaire) pour maintenir leurs exportations vers l'UE auraient été en 2015 de 188,5 millions d'euros, dont 71 millions sur le cacao transformé, 61 millions sur les conserves de thon et 41 millions sur les bananes et ananas. La perte très probable de compétitivité de ces produits dans l'UE, suite à ses autres ALE et la stagnation des besoins de l'UE, font qu'au mieux leurs exportations stagneront. Si l'APE régional est mis en œuvre ou si les APE intérimaires de Côte d'Ivoire et du Ghana sont pérennisés, ces droits du SPG seraient 10 fois inférieurs aux 1,8 milliard d'euros de droits de douane qu'ils perdraient sur leurs importations venant de l'UE en année 20.

La DG commerce semble envisager de pérenniser les APE intérimaires de Côte d'Ivoire et du Ghana au-delà du 1er octobre 2016. L'intégration régionale étant le premier objectif de l'APE, la DG commerce ne se soucierait plus de cet objectif. Car les 13 autres Etats devraient percevoir des droits sur leurs importations venant de ces deux pays pour éviter d'être inondés des produits de l'UE qu'ils importeraient à droits nuls. Le tarif extérieur commun (TEC) en vigueur depuis janvier 2015 disparaîtrait, comme toutes les autres politiques communes, dont la politique agricole étant donné le poids de la Côte-d'Ivoire dans les échanges agricoles régionaux. Et ce pays devrait payer 310 millions d'euros de droits de douane à ses partenaires de la CEDEAO sur la base de ses exportations de 2015, un montant bien supérieur aux 113 millions d'euros de droits du SGP qu'il paierait à l'UE si l'APE régional est enterré[5].    

Pourtant l'UE aurait très bien pu obtenir une dérogation à l'OMC pour maintenir durablement ses préférences commerciales unilatérales comme l'ont obtenue les Etats-Unis le 16 novembre 2015 pour renouveler pour 10 ans l'AGOA avec 39 pays d'Afrique sub-saharienne[6].

Paris le 28 juin 2016


[1] Four impact studies of the West Africa EPA that the EU Commission does not want you to see, 20 May 2016, http://www.bilaterals.org/?four-impact-studies-of-the-west&lang=en. En fait la Commission européenne n'a pas financé l'étude de l'Université d'Ibadan d'avril 2014, donc seules 3 des 4 études fuitées ont été bloquées par elle. 

[3] L'APE libéraliserait la majorité des exportations agricoles de l'UE en Afrique de l'Ouest, SOL, 26 mai 2016, http://www.sol-asso.fr/analyses-politiques-agricoles-jacques-b/

[4] Les subventions de l'UE28 en 2013 aux exportations de céréales, viandes et produits laitiers extra-EU28, vers les pays ACP et l'Afrique de l'Ouest, Solidarité, 9 juillet 2013, http://www.sol-asso.fr/articles-de-2014/.

[5] Voir aussi L'APE UE-Afrique de l'Ouest : un accord perdant-perdant, SOL, 12 juin 2012, http://www.sol-asso.fr/analyses-politiques-agricoles-jacques-b/

[6] Les APE ne sont pas conformes à l'OMC, SOL, 19n juin 2016, http://www.sol-asso.fr/analyses-politiques-agricoles-jacques-b/