Parole d’expert – Mostafa Terrab

Président directeur général de l'OCP

« C’est le début de la consommation par l'Afrique de ses propres ressources naturelles »

À l’occasion des 30 ans de la publication du trentième rapport Cyclope (www.cercle-cyclope.com), Mostafa Terrab, président directeur général de l’OCP, est intervenu au colloque « Ã€ la recherche des sommets perdus » sur le thème de la mondialisation des marchés d’hier à demain. Nous reprenons ci-dessous ses propos sur sa perception du marché des engrais  et de l’Afrique sur les 30 prochaines années.

« Par rapport au secteur où nous sommes, à savoir les engrais et la commercialisation des engrais, ce qu'on voit sur les 30 prochaines années, c'est clairement le début d'une tendance que nous pensons sera structurelle et transformante par rapport au secteur des matières premières : c'est le début de la consommation par l'Afrique de ses propres ressources naturelles. Aujourd'hui, l'Afrique exporte ses ressources naturelles, en consomme très peu – ce qu'elle consomme ce sont des produits finis qui sont transformés ailleurs– mais elle ne consomme pas et, en tous les cas, ne transforme pas ses ressources naturelles.

Alors, les fondamentaux sont clairs : aujourd'hui, plus d'un milliard de personnes en Afrique ; en 2050, sur les 2 à 3 milliards qui se rajouteront à la population globale, une bonne moitié sera en Afrique, donc plus d'un milliard de consommateurs, deux fois l'Europe. Il est donc inéluctable que l'Afrique devra commencer à produire pour elle et transformer. Il est aussi intéressant de voir –contrairement à ce que pensaient les sceptiques de l'Afrique– que les pays qui ont eu une croissance soutenue en Afrique comme la Côte d'Ivoire, l'Ethiopie, le Kenya, sont des pays qui, précisément, ne sont pas exportateurs de ces ressources naturelles.

Donc il y a des fondamentaux très forts en Afrique. On voit clairement se dessiner aujourd'hui un rôle pour l'Afrique qui est peut-être celui que la Chine a joué au lendemain de la crise. Donc, aujourd'hui, il est très clair que les fondamentaux sont là et que l'Afrique commencera à consommer et à transformer ses propres ressources naturelles.

L'Afrique sera la solution et non la cause de l'insécurité alimentaire

C'est une tendance que nous voyons très clairement dans notre secteur qui est celui des engrais. L'Afrique exportait les matières premières qui sont à la base de la production des engrais –le phosphate dans notre secteur, ou l'azote qui était exportée en tant que telle– et le fermier africain importait des engrais qui étaient fabriqués ailleurs. Ce qui fait que le prix de ces engrais, pour un fermier africain qui peut difficilement se le permettre, est parfois deux fois, voire 3 fois le prix mondial, arrivé au fermier africain.

Alors il est très clair qu'il y a une révolution verte qui est en marche en Afrique. Considérons seulement qu'en 2050, comme je l'ai évoqué, la population mondiale va croître de 40% mais que les terres arables par habitant qui sont disponibles à notre consommation vont, quant à elles, décroître d'une trentaine de pourcent. Et 60% des terres arables encore disponibles, non exploitées, sur la planète sont en Afrique. Donc il est très clair que l'Afrique – et lorsqu'on parle Afrique et sécurité alimentaire, c'est généralement des connotations négatives– va commencer à jouer un rôle de solution par rapport à la sécurité alimentaire globale. Certains pays s'en sont aperçus et font des investissements stratégiques en Afrique dans ce sens.

Dans les engrais, on voit aujourd'hui –l'OCP est un exemple mais il y en a d'autres–  des industriels africains qui  commencent à transformer les matières premières pour fabriquer des engrais en Afrique, et je dirais même des engrais qui sont différents de ceux qu'on importe car ils sont plus customisés par rapport aux sols et à ce qui pousse en Afrique. Donc une véritable industrie de transformation est en train de se créer en Afrique. Ce sont des milliards de dollars qui se déversent aujourd'hui pour fabriquer des engrais africains, pour la consommation africaine. Et je ne serais pas surpris que ces tendances touchent d'autres secteurs comme l'énergie – aujourd'hui nous voyons des raffineries et d'autres types d'industrialisation qui se font sentir en Afrique.

Aujourd'hui, l'Afrique n'a pas le choix, et je dirais même la planète n'a pas le choix, que de faire transformer en Afrique les ressources naturelles de l'Afrique. Cela va industrialiser nécessairement l'Afrique.  Reste à savoir comment cela va jouer sur les équilibres mondiaux en terme de matières premières…

Des engrais à la carte

Nous avons décidé –et de nombreux pays africains partenaires ont pris, au niveau de leur politique publique, la même décision– de ne pas vendre des engrais chimiques standards, qui sont des formules standards avec une proportion de nutriments fixes à prendre ou à laisser, mais de customiser l'engrais pour la terre ou le sol en question. Et donc nous avons introduit une innovation : la fertilisation de précision. Parfois on ajoute des micronutriments autres que le L, le P et le K, et ça donne des résultats extraordinaires.

Cela a trois effets. Premièrement, puisqu'on adapte l'engrais au sol et à la plante, cela créé une croissance plus importante. Deuxièmement, cela évite les problèmes environnementaux d'abus de l'un ou l'autre des nutriments. Troisièmement, le prix des engrais est beaucoup plus bas puisque nous ne vendons pas de nutriment qui ne soit pas utilisé.

Effectivement, nous faisons cela au travers de cartes de fertilité des sols que nous élaborons dans chaque pays. Nous en avons fait une au Maroc et dans 5 ou 6 pays africains. On fait des tests de sol et on décide de la formule d'engrais en fonction des résultats de cette analyse. […]

Il n'existe pas de problème d'approvisionnement en phosphates

[…] Sans les trois nutriments qui forment les engrais, à savoir le phosphate, la potasse et l'azote, il y aurait 40% de production alimentaire en moins pour la planète. Pour dire que, si on va vers l'organique, il faudra accepter de manger 40% en moins. Si l'azote peut-être synthétisée, le phosphate  se créé : c'est fossile, cela se créé sur 40 millions d'années et donc non renouvelable. Ceci dit, il y a 7 ou 8 ans, il y a eu une controverse sur le "peak phosphate" comme il y a eu dans les années 70 le "peak oil" : beaucoup de spécialistes et d'observateurs s'alarmaient du fait qu'on était peut-être en train de ne plus disposer de phosphates, ce qui serait, d'ailleurs, catastrophique tant qu'on n'a pas trouvé de produits de substitution. Or, à  aujourd'hui, clairement, ce n'est pas synthétisable.

L'USGS [US Geological Survey, Ndlr.], notre homologue américain, avait réalisé à cette époque une étude sur les réserves mondiales de phosphates et avait découvert qu'il ne fallait pas paniquer. Le Maroc –ils ont d'ailleurs sorti à cette époque un chiffre qui nous a, nous-mêmes, surpris– détiendrait quelque 85% des réserves mondiales, un chiffre surprenant car ils ont dû sous-estimer les réserves américaines et chinoises. Mais, ceci dit, même s'il n'y avait que 50%, le même rapport dit que cela correspond à 6 à 7 siècles de consommation.

Il y a donc beaucoup de phosphate et la notion de rareté doit être mise en équation avec la notion de prix. Il y a du phosphate sous les mers et je suppose que dans 3 ou 4 siècles, on aura la technologie pour pouvoir les exploiter à des coûts raisonnables ».