Réflexions croisées sur la détermination du prix du cacao

 Réflexions croisées sur la détermination du prix du cacao
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Au fil des années, on s’est inquiété des disponibilités en cacao face à une demande croissante, des bonnes techniques agricoles, de la qualité des fèves pour faire un bon chocolat, du travail des enfants dans les plantations, de l’impact de la cacaoculture sur l’environnement, etc. Aujourd’hui, on commence à s’intéresser au producteur, tout simplement, s’il arrive à vivre de son travail, à avoir accès à la santé, à mettre ses enfants à l’école, bref à avoir une certaine qualité de vie. Pour cela, il faut revoir chacun des déterminants du marché et du prix du cacao, avec un regard neuf.

Depuis fin janvier, les cours du cacao sur le marché à terme de Londres ont gagné près de 35%. L’espoir renaît après 18 mois de descente aux enfers, la tonne de fèves étant passée d’un pic de £ 2 577 le 13 juillet 2016 à un plus bas de £ 1 336 le 5 décembre 2017. Le marché était encore à £ 1 380 le 19 janvier 2018 avant de démarrer son ascension pour atteindre £ 1 865 le 24 mai, soit environ $ 2 480. On se situe aujourd’hui à un niveau de prix qui est dans la fourchette des $ 2 000 à $ 3 000  que Steve Wateridge, managing partner de Tropical Research à Londres, estime être le prix d’équilibre du marché du cacao au regard de l’évolution des cours sur les dix dernières années. «Au dessus de $ 3 000 sur le marché international, on stimule la production et on tue la consommation ; en dessous des $ 2 000, on stimule la consommation et la production est impactée», a-t-il résumé lors de la conférence mondiale cacao organisée à Berlin du 22 au 25 avril par l’Organisation internationale du cacao (ICCO).  

Des chiffres qui parlent d’eux-mêmes

Soit. Mais on revient de loin. Et les abymes dans lesquels la chute des prix en 2016-2017 a plongé les pays producteurs ont conduit ces derniers, une fois de plus, à réfléchir à autre chose, d’autres mécanismes, d’autres logiques de marché, d’autres alliances. Ce, d’autant plus, que, comme l’a rappelé le directeur exécutif de l’ICCO Jean-Marc Anga, la grave zone de turbulences n’a pas été vécue de la même façon par les différents acteurs de la filière. Ainsi, entre 2015 et 2017, le prix moyen de la barre de chocolat est passé de $ 14,22 à $ 14,75 tandis que le prix du kilo de fèves de cacao payé au producteur a chuté en moyenne de $ 3,20 à $ 2,01. Cet écart a permis à l’industrie des produits du cacao et du chocolat d’engranger $ 3,5 milliards. En définitive, le consommateur n’a pas bénéficié de la baisse du prix mondial du cacao et le producteur l’a vécu de plein fouet, sans coussin procuré par l’aval pour amortir sa chute.

Autre acteur à bien tirer son épingle du jeu, a poursuivi Jean-Marc Anga à Berlin, les gouvernements des pays consommateurs. Le marché mondial du chocolat est estimé à $ 100 milliards, les producteurs n’en captant que $ 6 milliards tandis que les gouvernements des pays consommateurs en obtiendraient $ 15 milliards, notamment via la perception de la TVA sur les produits à base de cacao.

Ceci dit, note encore le patron de l’ICCO, il y a quelque chose de dérangeant à penser que 85% de l’offre mondiale de cacao émane de seulement six pays à travers la planète -Côte d’Ivoire, Ghana, Cameroun, Nigeria, Indonésie, Equateur- dont 73% provient des seuls quatre pays africains, et que cette poignée de pays ne parvient pas à influencer les cours mondiaux. Ils se déclarent comme subissant et non dictant les prix. Pourtant, leurs interlocuteurs -les acteurs à l’autre bout de la chaîne- sont facilement identifiables puisque, là encore, une poignée seulement détient une position dominante : les quatre plus gros manufacturiers de chocolat représentent 55% de la fabrication mondiale et les 4 plus gros négociants 40% du trade mondial.

Le dialogue impossible ?

Alors, pourquoi cette absence de dialogue tant entre pays producteurs, qu’entre ces derniers et l’aval de la filière ?
Les pays producteurs seraient encore à jouer la concurrence, même si le dialogue engagé depuis mars entre la Côte d’Ivoire et le Ghana, soit 63% de la production mondiale, est prometteur. On en est au démarrage et l’avenir dira si la volonté politique, au plus haut niveau, est réelle et ambitieuse. Pour l’heure, il est question de coordination de l’annonce des prix garantis au planteur en début de campagne, de mesures pour réduire les flux frauduleux transfrontaliers, de recherche conjointe, d’études en commun sur le stockage de fèves pour avoir une prise sur le marché.

Mais, d’ores et déjà, on constate que ni le Nigeria, ni le Cameroun n’est englobé dans la démarche. Le Nigeria (cf. l’interview de Sayina Riman, président de l’Association du cacao au Nigeria) a en ligne de mire le développement de son propre marché national et pas tant une action commune avec ses homologues ivoiriens et ghanéens. Le Cameroun, en revanche, semble regretter de ne pas avoir été inclus. « Aujourd’hui, il est nécessaire que les pays producteurs puissent harmoniser, coordonner leurs politiques. Autrement, on va jouer les uns contre les autres. Le Cameroun a redit l’année dernière à Bruxelles et encore à Berlin qu’il ne faut pas procéder par exclusion, il ne faut pas avoir que les plus gros. Il faut que l’ensemble des pays producteurs se retrouvent et comprennent que leurs intérêts sont communs», a rappelé le ministre du Commerce du Cameroun, Luc Magloire Mbarga Atangana.

Une démarche commune qui prend d’autant plus de sens dans la perspective de la zone de libre échange continental qui a pris son envol à Kigali en mars, a-t-il rappelé. Un marché interne africain qui représente 1,2 milliard de personnes face à quelque 500 millions en Europe et 300 millions aux Etats-Unis. « Le marché africain, c’est plus d’un milliard, certes avec un pouvoir d’achat plus faible mais le marché existe. En outre, les coûts logistiques devraient être moins élevés du fait de la proximité de l’approvisionnement.» Pour Sayina Riman, président de l’association du cacao au Nigeria, le calcul est simple : si seulement 20% de la population du Nigeria consomme ne serait-ce que 250 gr de cacao par mois, cela absorbera déjà la moitié de la production actuelle du géant de l’Afrique. Alors, imaginons si ces 250 gr sont consommés tous les 15 jours ou par 30 ou 40% de la population du pays … .

Entre les producteurs et l’aval de la filière, maintenant, comment se fait-il que ces poignées d’acteurs ne parviennent pas à dialoguer afin que le fondement même de la durabilité de la filière -un prix équitable au producteur- soit assuré ? Apparemment, car les entreprises multinationales refusent d’évoquer la question des prix par crainte de tomber sous le joug des lois antitrust. « Les lois antitrust existent pour s’assurer qu’il n’y a pas d’entente entre les industries au détriment du consommateur. Elles protègent le consommateur mais pas le producteur. Evoquer les lois antitrust qui empêcheraient de discuter des prix n’est pas un bon argument», a rappelé Jean-Marc Anga.

Des hypothèses iconoclastes

Alors, face à cela, que faire pour que la «manne cacaoyère» revienne davantage aux pays producteurs et aux producteurs eux-mêmes ? Car, comme le souligne le ministre du Commerce de Côte d’Ivoire Souleymane Diarrassouba, « Notre objectif est d’avoir une rétribution juste de notre cacaoculteur afin de pouvoir vous exporter des produits qui soient conformes à vos standards.» Car, ne manquent pas de souligner les uns et les autres, chaque nouvelle exigence du marché des consommateurs -certification, non-déforestation, lutte contre le travail des enfants, niveau de qualité, normes sanitaires, etc.- est un coût supplémentaire supporté quasi uniquement par le producteur. «Nous constatons que certains droits de douane sont levés mais des obstacles nouveaux apparaissent : on nous parle de certification. Nous ne sommes pas contre, mais chaque jour on sent qu’on ajoute un élément nouveau qui s’apparente à une contrainte. Or, qui paye cette certification ? Quel est le retour gagnant de cette opération de certification ? Est-ce que le marché renvoie le prix ? Ce n’est pas prouvé. Donc le problème de fond est celui là : nous demandons simplement la transparence, la justice dans le fonctionnement du marché. Nos producteurs ont besoin de vivre», renchérit Luc Magloire Atangana.

«Le marché», s’agissant du cacao, ce sont les marchés boursiers -les «futures»- de Londres et de New York, ceux-là même qui sont au cœur du mécanisme de détermination du prix du cacao. Car quelque soit le lieu de culture du cacao, son prix sera fixé avec une décote ou une prime par rapport aux cours d’un des deux marchés.

«On constate que l’économie virtuelle, théorique, impacte négativement l’économie réelle. On n’a pas de visibilité sur les algorithmes qui permettent de définir le prix du cacao», souligne Souleymane Diarrassouba. «Lorsque vous partez sur le marché des dérivés où sur des marchés où ne circulent que des titres, ce sont ceux qui investissent dans des valeurs, qui ne connaissent rien du cacao, qui agissent en fonction de perspectives ou d’informations fondées ou non, qui fixent les cours.  A ce niveau, les pays producteurs n’ont pas leur mot à dire et n’ont aucune visibilité. C’est pourquoi nous lançons un appel : si les choses continuent ainsi, si des acteurs qui ne sont pas interconnectés avec la réalité du terrain, qui ne sont pas conscients des efforts faits dans l’économie réelle, contribuent à déterminer des prix du cacao sur la base des produits dérivés ou autres, il sera difficile de résoudre durablement la problématique des prix au niveau des pays producteurs.»

Et Luc Magloire Atanga de renchérir : «Qu’est-ce qui peut justifier l’ampleur et la vitesse de la chute des cours. C’est le jeu des fonds de pension, de tous ces intervenants qui n’ont rien à voir avec la réalité physique du marché. C’est bien la spéculation qui s’est installée sur ce marché. Il faut donc pouvoir se donner les moyens de sortir de cette situation».

D’où l’option actuellement à l’étude dans le cadre de l’accord de partenariat entre la Côte d’Ivoire et le Ghana de constituer des stocks dans les pays producteurs. D’autres, comme Eric Bergman, vice-président de JSG Commodities, invitent au contraire les pays producteurs à utiliser les futures pour se couvrir, hedger. «Actuellement, ils ne le font pas. En Afrique de l’Ouest, ils vendent leurs récoltes à terme mais ils n’utilisent pas les futures.»

La Côte d’Ivoire ou le Ghana, actionnaire de Nestlé ?

Pourquoi les pays producteurs ne prendraient-ils pas une part au capital des multinationales afin de toucher, au sens strict du terme, les dividendes générés par l’aval ? Pour le ministre ivoirien du Commerce, «L’option pourrait être envisageable financièrement. Evidemment, les multinationales étant des structures privées, cela requerrait un actionnariat spécifique.» Mais à chacun son rôle, précise-t-il. «Nos Etats ont des obligations, la plupart suit des programmes avec le FMI et cela ne donne pas toujours une marge de manœuvre intéressante par rapport à cette perspective. Mais on peut encourager des opérateurs économiques nationaux à être présents, d’une manière ou d’une autre, au sein de ces multinationales et partager les bénéfices qu’elles ont au niveau international pour que la manne cacaoyère puisse profiter pleinement à tous les acteurs. Cette option peut rentrer dans une réflexion stratégique au niveau des différents Etats.»
Un sentiment partagé par le Cameroun. «La réflexion mérite d’être ouverte mais davantage dans le sens d’une prise de participation des nationaux des Etats producteurs au capital de ces sociétés multinationales qui opèrent chez nous. Ce serait plus réaliste d’autant qu’aujourd’hui les priorités des Etats sont ailleurs : la construction d’infrastructures, la lutte contre la pauvreté, les problèmes de santé, etc

Reste l’option la plus conservatrice et sans doute la plus aisée à mettre en œuvre rapidement : diversifier les cultures afin de limiter l’impact des risques, transformer davantage localement, promouvoir la consommation locale,  développer à l’international des marchés non traditionnels et chercher à accroître les ventes directes de produits aux industriels, sans passer par des intermédiaires. Bref, revoir davantage la filière que les mécanismes de marché et de fixation des prix. 

Cet article fait parti de notre nouveau dossier qui porte sur le cacao et que vous pouvez consulter sur notre site

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